Social Media Exchange (SMEX) est une ONG établie au Liban qui vise à promouvoir les sociétés de l’information autoréglementées dans la région Moyen-Orient et Afrique du Nord (MENA). Engagée à niveau international, le Liban reste sa terre natale, et son action concerne principalement le contexte de la société et la culture des pays arabes. APCNouvelles a interrogé Jessica Dheere et Mohamad Najem, les co-directeurs de SMEX, récemment entrée dans le réseau APC.
APCNouvelles: SMEX plaide pour un internet arabe libre et ouvert, au contenu divers et dynamique. Qu’est-ce qui vous a persuadés qu’il s’agissait-là d’une priorité pour le développement dans la région?
Mohamad: C’est en 2008 que nous avons décidé de fonder SMEX. Au cours du conflit de 2006, les blogues ont joué un rôle fondamental pour diffuser les informations concernant les victimes civiles et nous ne l’avons pas oublié. Jessica est arrivée au Liban en 2006 en tant que journaliste indépendante et a continué dans le journalisme numérique en freelance après la guerre. Quand nous nous sommes rencontrés, je l’ai aidée à interpréter les entretiens auprès de victimes de bombes à sous-munitions et pour d’autres reportages. En 2007, Jess a été invitée à co-animer un atelier sur le journalisme numérique à l’AUB (l’Université Américaine de Beyrouth), et a passé un master en études des médias en suivant tous ses cours en ligne. À l’automne 2007, elle a suivi un cours de Collaboration sur les espaces en réseau, qui traitait de sociologie et potentiel des médias sociaux. Enfin, en février 2008, un bailleur de fonds l’a contactée pour réaliser une série d’ateliers sur les médias sociaux, chose que personne ne faisait à l‘époque. Et la conjoncture de ces quatre éléments – le rôle du numérique dans le conflit de 2006, les ateliers à l’AUB, ce cours spécial, et l’arrivée d’une possibilité de financement – a engendré les conditions idéales pour que l’idée émerge de proposer des ateliers sur l’utilisation stratégique des médias. Ce n’est qu’un peu plus tard que nous avons appelé ces ateliers SMEX.
Jessica: Au départ, nous proposions des ateliers d’introduction aux médias sociaux pour les organisations de la société civile, avant de mettre sur pied des programmes de formation de formateurs. Il y avait une grande demande pour intégrer les médias sociaux et numériques au plaidoyer et aux actions pour la paix, de la part tant des organisations locales que des bailleurs de fonds. Puis, lorsque des projets de loi visant à gouverner la sphère internet sont apparus en 2010 avec les révolutions arabes en toile de fond, nous avons commencé à nous intéresser aux politiques et aux droits relatifs au numérique, même si nous continuons à nous servir de nos compétences en matière de développement des médias pour ce travail.
Il n’est jamais simple de savoir exactement quelles sont nos répercussions, d’autant que nous travaillons à des questions sur le long terme et dans des écosystèmes politiques qui évoluent rapidement. Comme vous le savez, le soutien que nous recevons pour notre travail va le plus souvent sur le court terme. Ceci dit, nous pouvons dire que dans presque tous les domaines où nous travaillons, nous réussissons à sensibiliser les communautés qui nous entourent (les activistes, journalistes, groupes de la société civile, etc.), on parle de nous dans les médias et nous participons directement ou indirectement aux débats avec le gouvernement sur les questions qui nous préoccupent.
De plus, beaucoup de gens que nous avons formés au fil des ans occupent aujourd’hui des postes liés à la communication dans des organisations locales ou internationales de la société civile. Nous avons également pu empêcher l’adoption de mesures législatives défaillantes, et nous faisons connaître au public des questions telles que la surveillance d‘État au Liban.
Nous préparons actuellement notre premier plan stratégique pour tenter de mesurer l’impact que nous pourrons avoir dans les trois années qui viennent. Celui-ci comprend le lancement d’un nouvel espace dans SMEX appelé Masaha, qui signifie « espace ». L’idée consiste à augmenter le nombre d’espaces dans la région dédiés à la conversation, au débat et au dialogue sur les droits numériques à travers des ateliers, des présentations, des tables rondes, des activités de plaidoyer ou encore des cliniques de sécurité numérique. Nos diffusions en continu visent à obtenir un public tant au Liban qu’en dehors, et nous encourageons tous les membres d’APC qui passeraient par ici à venir nous voir et venir travailler avec nous – voire à organiser une rencontre.
APCNouvelles: Quelles sont les plus grandes priorités concernant les droits de l’internet dans la région MENA, vu les énormes défis à relever dans la région?
Mohamad: Nous considérons que les principaux défis concernant les droits de l’internet dans la région sont les suivants :
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En règle générale, nous avons besoin de mieux savoir ce que fait chaque régime, comment chacun gère les questions liées aux droits du numérique, et ce que chaque régime retient du précédent. Il faudra probablement réaliser plus d‘études de suivi et d’analyses des réunions de la Ligue Arabe et des conférences internationales.
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Tant l’adoption de lois relatives à la cybercriminalité et à l’anti-terrorisme, que la façon dont elles ont été rédigées/utilisées constituent une menace pour les droits numériques, notamment la libre expression en ligne. Nous avons observé cette tendance lors de la collecte d’informations sur la législation pour notre Banque de données des droits numériques arabes nous affinons en ce moment la méthodologie de collecte et de réalisation de la banque de données, et nous sommes en train de créer une plateforme pour héberger les données que d’autres chercheurs puissent télécharger et utiliser.
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De même, la surveillance, depuis longtemps utilisée par de nombreux régimes, est devenue plus simple et moins chère grâce aux nouvelles technologies. Les militants doivent comprendre de quelle manière les gouvernements les surveillent dans les réseaux numériques, avec quelles méthodes et quelles technologies. Ils doivent également savoir comment les données collectées sur les sites de gouvernement en ligne sont utilisées, protégées et stockées. Dans le même ordre d’idées, il est nécessaire de mieux surveiller le secteur privé et ses pratiques envers les données. Nous utilisons par exemple la méthodologie Ranking Digital Rights pour évaluer les conditions d’utilisation des opérateurs de mobile et les garanties liées aux droits numériques.
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Pour finir, il ne s’agit pas uniquement de modifier les lois et les politiques ou de faire pression sur les gouvernements. Il est également indispensable de changer les mentalités. Dans une région comme la nôtre frappée par tant de conflits, trop de gens sont prêts à laisser les gouvernements restreindre l’expression et pratiquer une surveillance sans restriction, persuadés qu’il s’agit de moyens efficaces pour retrouver l’ordre, la sécurité et la paix, alors qu’en réalité cela risque d’engendrer encore plus de conflits. Nous devons créer plus de forums pour débattre de ces questions et insister sur le fait qu’il n’y a pas à choisir entre avoir soit la sécurité, soit la libre expression et la confidentialité des données. Nous pouvons tout avoir. Mais la tendance actuelle dans le monde est si éloignée de ce type de politique nuancée que nous sommes conscients de la difficulté de notre tâche.
APCNouvelles: Pourquoi êtes-vous basés au Liban? Y a-t-il quelque chose dans le contexte de ce pays qui vous ait plus particulièrement attirés ou stimulés?
Mohamad: Au départ nous nous sommes installés dans ce pays parce que je suis Libanais, mais si nous sommes restés ici, c’est parce que le pays jouit de plus de liberté que ses voisins. Il est possible ici de critiquer les activités du gouvernement, de discuter avec eux et de faire changer les choses. Nous pouvons également apporter un espace sûr aux activistes d’autres pays et c’est un bon lieu de rencontre, tout le monde aime visiter Beyrouth.
APCNouvelles: Donnez-nous un exemple d’initiative ou de projet réussi en partie grâce à votre contribution.
Jessica: Voici moins d’un mois, un groupe a lancé une campagne de boycott envers des opérateurs de télécoms du Liban. Ils dénonçaient les prix trop élevés et le manque de services offerts par rapport à d’autres opérateurs. Mais ils n’avaient pas beaucoup de preuves pour soutenir leurs revendications. SMEX a remarqué la campagne, mais aussi les plaintes concernant le manque de données pour étayer leurs affirmations. Nous avons alors décidé de creuser la question et nous avons publié sur un blogue des rapports de tierces parties soutenant leurs revendications. Si bien que la campagne a été suivie par beaucoup plus de personnes qu’il n’y en aurait eu et, selon ce qu’un observateur nous a dit, le travail de SMEX a contribué à modifier le discours public. Le boycott a été un succès, il a permis d’obtenir une réunion avec le ministre des télécommunications, au cours de laquelle les organisateurs de la campagne ont utilisé les données fournies sur le blogue.
APCNouvelles: Pourquoi avez-vous rejoint le réseau d’APC? De quelle manière pensez-vous qu’APC puisse aider SMEX, et comment espérez-vous contribuer au travail d’APC?
Jessica: Cela fait longtemps que nous admirons le travail d’APC, ses politiques et ses membres. Nous avions envie de les rejoindre mais honnêtement, la demande d’adhésion était un peu décourageante, si bien que nous la remettions toujours à plus tard. L’an passé nous y sommes finalement arrivés, avec l’aide du personnel d’APC, notamment Nadine Moawad et Karel. Si nous avons fait cette démarche, c’est parce que nous sentions que SMEX avait atteint une maturité suffisante, pas uniquement pour bénéficier de faire partie d’un tel réseau, mais aussi pour pouvoir y contribuer.
Mohamad: Nous commençons seulement à nous faire une idée du fonctionnement de l’organisation et de la façon de nous intégrer aux différents débats. On a l’impression que tant de personnes y participent depuis si longtemps, que ce n’est pas simple de savoir à quel moment et de quelle manière se joindre à eux. Je pense que très bientôt nous commencerons à demander des contributions et/ou des partenaires sur différents projets, des recherches, des idées. De la même manière, nous pouvons représenter une ressource importante sur les questions relatives aux droits numériques pour la région MENA/arabe.