En 2012, des vagues de violence et de répression de la liberté d’expression au lendemain des élections présidentielles en Ouganda ont incité des blogueuses et blogueurs, écrivaines et écrivains et défenseures et défenseurs des droits humains d’Ouganda à fonder Unwanted Witness (UW), une organisation pour la protection des libertés de l’internet dans le pays. Depuis, le groupe travaille à « mettre le pouvoir du changement entre les mains des citoyennes et des citoyens grâce à l’internet et aux médias en ligne ».
Mettre le pouvoir du changement entre les mains des citoyennes et des citoyens a récemment impliqué de répondre aux préoccupations relatives aux droits humains que soulève le nouveau système fondamental d’identification numérique, soutenu par de grandes organisations internationales, dont la Banque mondiale. L’introduction de ce système en Ouganda, une des premières en Afrique, s’accompagnait de la promesse de limiter la fraude et la corruption, de faciliter l’accès des citoyennes et des citoyens aux services du gouvernement et de renforcer l’inclusion, l’autonomisation et la bonne gouvernance. Unwanted Witness et d’autres organisations de la société civile ont néanmoins dénoncé la corruption, les délais et les erreurs du système, ainsi que son inaccessibilité pour les communautés pauvres, augmentant dès lors l’exclusion des plus vulnérables de l’accès aux soins de santé, à la communication, à la protection sociale et à l’éducation. En d’autres termes, le système propose « un cocktail de discriminations ».
Bien que l’existence de ce système et ses activités aient un impact direct sur la réalisation des libertés et des droits fondamentaux de toute la population de l’Ouganda, sa présentation comme garant de la sécurité nationale l’a écarté de tout examen public. Pour mieux comprendre ce qui est en jeu, APC s’est entretenue avec la directrice générale d’UW, Dorothy Mukasa, à propos des droits humains numériques en Ouganda, dans la région et au-delà.
Vous travaillez depuis plus de 10 ans à la défense de la liberté d’expression. Quelle est, à votre avis, la plus grande menace pour cette liberté dans le pays (et dans la région africaine) aujourd’hui ?
Je dirais que la plus grande menace pour la liberté d’expression en Ouganda, et en Afrique en général, est le flétrissement de la démocratie dans le cadre d’un autoritarisme numérique grandissant. L’autoritarisme numérique est promu auprès des gouvernements répressifs comme un moyen de contrôler leur population par le biais de la technologie. Nous avons été témoins, au fil des ans, de la manière dont les espaces civiques se rétrécissent – notamment par les fermetures d’internet, particulièrement lors d’élections. La surveillance en ligne, l’enregistrement obligatoire des blogueuses et blogueurs, les arrestations de journalistes et de critiques du gouvernement, les taxes imposées aux réseaux sociaux… tout cela crée un environnement très compliqué.
L’État en Ouganda est de plus en plus dur à l’égard des voix dissidentes qui s’expriment en ligne. En deux mois à peine, une douzaine de personnes ont été arrêtées, torturées ou forcées à l’exil à cause d’articles sur les réseaux sociaux, dont des journalistes, des poètes et des internautes lambda. Dans le même temps, les personnes qui préfèrent manifester pacifiquement sont souvent confrontées à la brutalité des agents de police.
Vous mentionnez l’importance de vous « adresser ouvertement aux dirigeant·es du pays ». Qu’est-ce que cela signifie dans le contexte ougandais ? Comment procédez-vous ?
« Notre travail consistant à nous adresser ouvertement aux dirigeant·es du pays porte depuis peu sur le nouveau projet de système d’identification numérique et les préoccupations en matière de droits humains qu’il soulève. Ce système montre très clairement comment la technologie peut aggraver les inégalités déjà existantes au sein de communautés vulnérables.
Nous venons de lancer une série de récits communautaires approfondis qui soulignent l’impact de ce système sur les droits et la dignité des gens. Nous les avons également largement relayés sur les réseaux sociaux, notamment par le biais de discussions sur Twitter et autres, afin de lancer un débat public et de faire part de l’expérience de personnes ayant eu affaire au système d’identification numérique.
Et pendant nos émissions de radio en direct, nous avons abordé les expériences vécues des Ougandaises et Ougandais vulnérables confronté·es au système d’identification, tel que souligné dans notre étude. Forte des six millions d’auditeurs et auditrices de la radio Central Broadcasting Services (CBS FM), notre émission a pu être écoutée dans les régions du Centre, de l’Est, du Sud et d’une partie de l’ouest de l’Ouganda. Elle a permis les réactions à chaud, car il était possible d’appeler pour poser des questions, faire les commentaires et partager son expérience.
Le titre de votre projet sur le système d’identification numérique met l’accent sur la récupération de la dignité. Comment ce système compromet-il la dignité des gens ?
Il y procède de plusieurs manières… particulièrement pour les personnes âgées bénéficiaires du dispositif de protection sociale minimale du gouvernement. Les personnes dont les données biométriques sont rejetées par le système se voient refuser le versement de la prestation minimale, les abandonnant à une vie dans la pauvreté.
Le système a également contribué au chômage des jeunes, qui représentent plus de 70 % de la population du pays. Conditionner l’accès au service public de retour à l’emploi à l’utilisation du système d’identification nationale continue à reléguer les jeunes à des conditions de vie indécentes.
Notre document d’orientation politique sur le système d’identification de l’Ouganda et le droit international des droits humains, un élément clé du projet, contient davantage d’informations à ce sujet. Nous y révélons des informations essentielles sur ce système, sa pratique et le droit sur lequel il s’appuie.
Parlez-nous de l’impact de ce projet jusqu’à présent. Des résultats sont-ils déjà visibles ?
Il y a un peu plus d’un an, grâce à de petites subventions d’APC, nous avons réussi à faire de grandes avancées, et notamment à éviter à des millions de personnes vulnérables d’être exclues de l’accès aux vaccins contre la COVID-19 à cause de la politique d’identification sur l’accès aux vaccins imposée en 2021. Nous nous appuyons maintenant sur ces réalisations pour approfondir la recherche sur les expériences vécues d’exclusion due au système d’identification, et particulièrement en matière de droit à la santé. Cette recherche est partiellement menée en collaboration avec le Digital Welfare State and Human Rights Project de la Faculté de droit de l’Université de New York.
Le document de politique a fortement contribué à combler les lacunes en matière d’information. Il a servi d’outil d’orientation pour les diverses campagnes publiques et médiatiques menées tout au long du projet. On nous a également demandé de contribuer au rapport thématique du Rapporteur spécial sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté des Nations Unies.
Tout ce travail semble avoir sorti de sa torpeur l’Agence gouvernementale responsable de l’enregistrement et de l’émission des documents d’identification (NIRA). Le personnel de l’Agence s’est en effet déplacé au sein des communautés et a distribué des cartes d’identité au plus bas niveau du gouvernement local. La NIRA a mis sur pied des camps communautaires d’enregistrement pour l’inscription des communautés cibles et la distribution des documents d’identité déjà traités, et a ainsi pu inclure les personnes âgées qui ne sont pas à même de se déplacer sur de longues distances. Tout ceci avait pour objectif de combler les lacunes dans les prestations de services, une préoccupation soulevée tant dans le document de politique que dans les récits documentés.
Nous prévoyons également de superviser la manière dont le système est mis en œuvre lors des élections, car le gouvernement continue de promouvoir son système d’identification comme l’unique source de vérification de l’identité des électrices et électeurs, déterminant de ce fait l’éligibilité même de l’électorat.
Tout en abordant l’étude du système d’identification, vous avez également continué votre travail sur la question clé de la lutte contre les fermetures d’internet. Où en est cette situation aujourd’hui ?
Les fermetures d’internet sont un outil de répression de plus en plus utilisé en Afrique, où 26 fermetures ont eu lieu en 2021. L’Ouganda a perturbé l’internet lors de deux élections consécutives, et certaines des plateformes de réseaux sociaux tels que Facebook n’ont jamais été restaurées. Les citoyennes et citoyens ont donc recours à des réseaux privés virtuels, les VPN, pour y accéder.
La lutte contre les fermetures représente une grande partie de notre travail, puisqu’elles constituent des violations des droits constitutionnels à la liberté d’expression et d’information et ont des conséquences pour l’ensemble de la population, entreprises incluses. Il est très important que les gens aient conscience des implications économiques, en plus des violations constitutionnelles et des droits. Par le biais de nos recherches et nos rapports, nous avons voulu sensibiliser à la manière dont les fermetures d’internet paralysent le journalisme et le travail des médias en Ouganda.
Pour ce qui est de notre travail de plaidoyer, nous avons engagé une procédure par laquelle nous réclamons au gouvernement de l’Ouganda, aux prestataires de services internet et aux régulateurs des explications quant aux dernières fermetures dans le pays.
Votre travail est local, mais peut-il contribuer à mieux comprendre ce qui est en jeu pour d’autres pays, aux niveaux régional et mondial ?
Tout à fait. Notre travail à l’échelle nationale fait fortement écho à la répression croissante de l’internet aux niveaux régional et mondial : en Asie, en Europe, en Amérique latine et en Afrique, le monde est confronté à l’augmentation de l’utilisation des technologies pour saper les droits humains, sous forme de surveillance, de mésinformation ou d’exploitation massive des données personnelles. Les droits humains sont universels, y compris dans leurs dimensions en ligne. Les gouvernements copient souvent les pratiques les uns des autres, et la société civile devrait en faire autant. Nous devons partager nos apprentissages et nous appuyer sur ce que les autres ont fait pour mieux protéger les droits humains.
Image : L’équipe d’Unwanted Witness lors du lancement du rapport sur le système identification.
Cet article basé sur les informations fournies par Unwanted Witness dans le cadre du projet « Amplifying citizen voices to collectively reclaim their dignity and rights in an era of Digital ID in Uganda » a été adapté pour la chronique Semer le changement. Cette chronique présente les expériences de membres et partenaires d’APC ayant reçu des fonds dans le cadre de son programme principal de subventions secondaires, soutenu par l’Agence suédoise de coopération internationale au développement (Sida) ou des subventions secondaires proposées dans le cadre d’autres projets d’APC.
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